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Financement de la santé : la financiarisation progresse

Des économistes mais aussi des professionnels de santé et des syndicalistes dénoncent un phénomène en progression dans tous les secteurs : la financiarisation du financement de notre système de santé. Après les Ehpad, les laboratoires de biologie médicale, les centres dentaires associatifs et la médecine libérale sont touchés.

 Récemment, les Académies de médecine et de pharmacie, qui ne peuvent pas passer pour des entités extrémistes, se sont alarmées, dans un document publié de façon conjointe, d’une « financiarisation » de la biologie médicale et de la radiologie de plus en plus aux mains de groupes financiers. Ainsi, de 5 000 en 2008, le nombre de sociétés exploitant des laboratoires de biologie médicale (LABM) est passé à environ 400 en 2021. D’importants groupes ont émergé, et les laboratoires indépendants ne représentent plus qu’un tiers du marché. Ce qui, bien sûr, impacte leur exercice. La faute en serait notamment, pour le Dr Christophe Prudhomme (urgentiste et syndicaliste), « à l’Union européenne, qui a imposé un changement de la législation sur ces laboratoires, qui n’ont plus l’obligation d’être à 51 % propriété de professionnels de santé (médecins ou pharmaciens), d’où leur passage aux mains de la finance, et la concentration en oligopôles, sources d’énormes profits, ce qui pose problème à l’Assurance maladie ».

L’économiste Frédéric Bizard (ESCP, Institut Santé) dénonce quant à lui « le poison de la financiarisation » qui, après les Ehpad, touche par exemple les centres dentaires associatifs. Il note que la financiarisation « conduit progressivement toujours à une logique exclusivement financière au détriment de la santé publique, et souvent à des escroqueries financières ».

Il identifie (dans une interview aux Échos) le schéma à l’œuvre : « devant l’effondrement de notre offre de soins dans tous les secteurs et à l’impuissance politique qui l’accompagne à ce jour, le risque de voir se généraliser une offre issue de cette financiarisation n’a jamais été aussi grand en France ». Sous couleur de lutter contre la pénurie, les groupes financiers prendront le pouvoir sur le système de soins.

L’économiste analyse le processus de la financiarisation de la santé : des acteurs économiques privés puissants se constituent grâce à des mécanismes de fusions‑acquisitions dont le but est de maximiser les profits en accroissant sa part de marché. Une stratégie financière favorisée par le caractère atomisé du secteur visé, le fait que la demande est croissante – « et solvable » – et la pression tarifaire constante.

De leur côté, des syndicats de médecins spécialistes pointent la mainmise croissante de groupes financiers sur le secteur libéral de la santé, avec des conséquences sur l’exercice. Après les LABM, le phénomène gagne d’autres spécialités comme l’anatomo‑cytopathologie, qui connaît un vieillissement et une baisse du nombre de médecins. Selon le Syndicat des médecins pathologistes français (SMPF), ce mouvement concerne 15 à 20 % des cabinets.

Selon le Dr Christophe Prudhomme, « on va à grands pas vers un système à l’américaine, coûteux, qui rend de mauvais services mais rentable pour le capital. Exemple, les universités privées, les cliniques et Ehpad privés… » Il pointe également la montée en puissance des assurances privées : « Même pour les “mutuelles”, les prestations sont fonction de ce qu’on paie. Et des regroupements de mutuelles ont lieu. Ceci sous la pression de l’Union européenne. Aux mutuelles ou retraites complémentaires, l’Union européenne impose des ratios de réserve, qui alimentent la Bourse ! Le monde mutualiste a dû augmenter ses réserves. » Il dénonce la dérive « vers une financiarisation de secteurs financés par des fonds publics (État ou cotisations sociales). On paie beaucoup pour des services rendus moindres ». Et si on a actuellement la chance que les prélèvements obligatoires aillent dans les caisses publiques, méfiance : « On veut mettre sur le marché deux secteurs anciennement dans le secteur public : l’éducation et la santé ! ».

Il souligne que « l’introduction d’investisseurs dans la santé a généré un business lucratif pour les actionnaires, au détriment de l’Assurance maladie. On entend des voix qui jugent qu’on dépense trop pour la santé ! Aux États-Unis, c’est plus de 17 % pour la santé, et ce n’est pas la ruine du pays. En France, 12 % seulement du PIB. Mais le système américain est beaucoup moins performant que le nôtre. En 2021, l’espérance de vie du citoyen américain est plus faible que celle d’un Chinois ! »

La résistance des professionnels, action de l’État

Face au mouvement de financiarisation, le monde des professionnels de santé réagit. Avenir Spé, syndicat majoritaire des médecins spécialistes libéraux, appelle ses confrères à bloquer la financiarisation à l’œuvre dans la biologie, l’anatomopathologie, la radiologie. Et l’intersyndicale Libéraux de Santé déplore l’importance de « l’actionnariat de groupes financiers » dans nombre de structures (cliniques, centres de santé, Ehpad, laboratoires d’analyses), et le mouvement de concentration qui se produit à l’impulsion de grands groupes et de fonds de pension.

Les professionnels aussi se mobilisent. Souvent à partir de centrales d’achat mutualisées, des réseaux indépendants sont nés, tels Vidi, en imagerie médicale, fort d’un millier de radiologues (26 % de la profession). Côté laboratoires de biologie médicale, un réseau de biologistes indépendants s’est constitué pour défendre les valeurs d’exercice libéral de la biologie médicale ; avec 72 structures, il fédère près de 1 000 biologistes.

En parallèle de cette organisation interne, le gouvernement prépare une ordonnance, prise au sein de la loi sur l’activité professionnelle indépendante (du 14 février 2023). Elle simplifierait et clarifierait les règles financières applicables aux professions libérales réglementées (dont celles des pharmaciens et médecins) et de réformer le régime des sociétés d’exercice libéral (SEL), mode d’organisation de leurs entreprises.

Alain Noël