Christian Bobin
L’humain est un tissu qui se déchire facilement
Il est des êtres qui, aux confins de leur bienveillance humaine, redonnent à nos gestes la part manquante de nos espoirs. Il est des êtres qui attendent l’aurore en silence tout en s’émerveillant de l’empreinte des pattes d’un oiseau sur la neige ressemblant étrangement à une étoile. Il est des êtres qui ont pris tellement d’avance sur le jour que la nuit leur paraît irréelle. Il est des êtres qui ont souvent payé avec ce qui leur manquait. Il est des êtres où le miracle du matin a pour tâche de réinventer le monde. Il est des êtres où la vérité est tout entière contenue dans un bouquet de muguet rouge. Christian Bobin est de ceux-là.
Il naît au Creusot en 1951. Une enfance solitaire, ponctuée par la compagnie des livres. Attiré par l’écriture dès l’âge de 15 ans, il se lance dans des études de philosophie et se passionne pour les œuvres de Platon, Spinoza et Kierkegaard. À 25 ans, il écrit son premier ouvrage Lettres pourpres. Ne cherchant pas vraiment le succès, il continue d’écrire tout en enchaînant les petits boulots. Tour à tour bibliothécaire, guide d’écomusée, rédacteur de revue, élève infirmier puis professeur de philosophie.
En 1991, il connaît un premier succès avec Une petite robe de fête. L’année suivante, il fait sensation avec Le très bas, livre consacré à Saint François d’Assise et salué unanimement par la critique.
Fuyant les mondanités de la scène littéraire et tissant patiemment une œuvre teintée de merveilles nostalgiques et lumineuses, il poursuit son écriture comme, dit-il, « Les oiseaux font leur nid ». En 1995, il se remettra difficilement de la disparition prématurée de son amie de cœur. Avec constance, il continuera à débroussailler des chemins où sa prose poétique et aérienne invite au recueillement et à la méditation.
En 2016, il reçoit le prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.
Il mourra le 23 novembre 2022, à 71 ans.
Il disait « les mots ne franchissent pas les lèvres, ils s’en vont hurler au fond de l’âme ».
Bernard Montini
Il y a bien des frontières entre les gens. L’argent, par exemple. Cette frontière là, entre les lecteurs et les autres, est encore plus fermée encore que celle de l’argent. […] Celui qui est sans lecture manque du manque. La muraille entre les riches et les pauvres est visible. Elle peut se déplacer ou s’effondrer par endroits. La muraille entre les lecteurs et les autres est bien plus enfoncée dans la terre, sous les visages. Il y a des riches qui ne touchent aucun livre. Il y a des pauvres qui sont mangés par la passion de lire. Où sont les pauvres, où sont les riches. Où sont les morts, où sont les vivants. C’est impossible à dire. Ceux qui ne lisent jamais forment un peuple taciturne. Les objets leur tiennent lieu de mots : les voitures avec sièges en cuir quand il y a de l’argent, les bibelots sur les napperons quand il n’y en a pas. Dans la lecture on quitte sa vie, on l’échange contre l’esprit du songe, la flamme du vent. Une vie sans lecture est une vie que l’on ne quitte jamais, une vie entassée, étouffée de tout ce qu’elle retient comme dans ces histoires du journal, quand on force les portes d’une maison envahie jusqu’aux plafonds par des ordures. Il y a la main blanche de ceux qui ont pour eux l’argent. Il y a la main fine de ceux qui ont pour eux le songe. Et il y a tous ceux qui n’ont pas de mains, privés d’or, privés d’encre. C’est pour ça qu’on écrit, ce ne peut être que pour ça, et quand c’est pour autre chose c’est sans intérêt : pour aller des uns vers les autres. Pour en finir avec le morcellement du monde, pour en finir avec le système des castes et enfin toucher aux intouchables.
Christian Bobin. Préface d’Une petite robe de fête, 1993.