© DR

Blaise Cendrars

De son vrai nom Frédéric-Louis Sauser, Cendrars naît en 1887 en Suisse à La Chaux-de-Fonds. Très jeune, mû par une irrésistible envie d’arpenter le vaste monde, les voyages vont devenir sa raison d’être, ses émerveillements, ses cauchemars, ses embellies, ses grâces, ses allégories. Au cours de ses aventures, il se fera apiculteur, vendeur de pacotilles diverses. À Londres, il sera jongleur dans un music-hall et partagera la chambre d’un jeune étudiant qui n’était autre que Charlie Chaplin, à l’époque inconnu et, comme lui, avait les poches vides. Dès le début de la Première Guerre mondiale, il va s’engager dans la Légion étrangère. C’est là, au cours d’un violent combat, qu’il perdra son bras droit. Cendrars, c’est le poète novateur du tout nouveau vingtième siècle, qui, avec une langue audacieuse, célèbre la vitesse, la beauté du monde moderne naissant, avec ses machines, ses gares, ses trains, ses paquebots, ses gratte-ciel, ses grands espaces urbains, ses doutes, ses désespoirs, ses lumineuses ouvertures vers la vie immédiate, ses errances prodigieuses et la vie chaque jour à réinventer. Son premier texte poétique Les Pâques à New York, il l’écrira en 1912. En 1914, ce sera son recueil le plus célèbre La Prose du Transsibérien. Dès 1925, il va s’orienter vers le roman, L’Or sera le début d’une grande aventure littéraire. De nombreux romans suivront. Correspondant de guerre dans l’armée anglaise en 1939, profondément affecté par la débâcle en 1940, il va s’installer à Aix-en-Provence. En 1948, il reprendra son écriture. De retour à Paris en 1950, il va collaborer fréquemment à la radio­diffusion française, et à de nombreux événements et rencontres littéraires. Victime d’une congestion cérébrale, il décédera le 21 janvier 1961. À bien des égards, Cendrars était l’héritier direct de Rimbaud, « L’homme aux semelles de vent », un visionnaire plutôt qu’un homme de lettres, la spontanéité, une curiosité sans bornes, une soif de voyages et une immersion totale dans l’actualité contemporaine et artistique, font de lui un des plus grands poètes novateurs du vingtième siècle. « La  sérénité ne peut être atteinte que par un esprit désespéré et pour être désespéré il faut avoir beaucoup vécu et aimer encore le monde. »

Bernard Montini

En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16 000 lieues de ma naissance
J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares 
Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était alors si ardente et si folle
Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple d’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou
Quand le soleil se couche. 
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes. 
Et j’étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu’au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare
Croustillé d’or,
Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches 
Et l’or mielleux des cloches…
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode 
J’avais soif
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes 
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la place
Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros
Et ceci, c’était les dernières réminiscences du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.
Pourtant, j’étais fort mauvais poète.
Je ne savais pas aller jusqu’au bout.
J’avais faim
Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres
J’aurais voulu les boire et les casser
Et toutes les vitrines et toutes les rues
Et toutes les maisons et toutes les vies
Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés
J’aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaives
Et j’aurais voulu broyer tous les os 
Et arracher toutes les langues 
Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m’affolent… 
Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe… 
Et le soleil était une mauvaise plaie 
Qui s’ouvrait comme un brasier.

Blaise Cendrars, Prose du transsibérien (extrait)