En France, la prévalence des allergies alimentaires est estimée à environ 3,5 % de la population adulte et à 8 % des enfants. « Ces chiffres augmentent régulièrement depuis plusieurs années, notamment dans les pays industrialisés », constate le professeur Jocelyne Just, chef du service d’allergologie à l’hôpital Trousseau, à Paris. Cette maladie, qui se caractérise par une réaction immunologique anormale provoquée par l’ingestion d’un aliment, recouvre différentes formes et se manifeste par des symptômes très divers : certains sont bénins, comme un gonflement des lèvres, des démangeaisons dans la bouche, des éternuements, une rhinite ou des troubles digestifs (vomissements, diarrhée), mais d’autres peuvent être bien plus spectaculaires : « Dermatite ou eczéma atopique – surtout chez le tout‑petit –, urticaire généralisée, eczéma, œdème de Quincke, crise d’asthme, voire choc anaphylactique avec chute de tension et malaise, précise le professeur Just. C’est parfois très grave et cela peut mettre en jeu le pronostic vital. Il faut savoir aussi que plus on avance en âge, plus le risque de choc anaphylactique est important. »
Si la plupart des allergies alimentaires se déclarent dans les premières années de vie, notamment dès la naissance pour le lait, puis au moment de la diversification alimentaire, elles peuvent apparaître plus tard dans l’enfance et même à l’âge adulte – on parle alors de rupture de tolérance.
A chaque âge son allergie
Autre particularité : les aliments en cause ne sont souvent pas les mêmes chez les enfants et chez les adultes. Pour les premiers, il s’agit surtout de l’arachide – la plus répandue des allergies alimentaires au-delà de l’âge de 3 ans et la deuxième allergie alimentaire de l’enfant –, mais aussi de l’œuf (en particulier le blanc), du lait (allergie aux protéines du lait de vache, ou APLV, également très répandue), du blé et du poisson. Chez l’adulte, il existe une très grande variété d’allergènes, les plus fréquents étant d’origine végétale : les fruits à coque, comme les noisettes, les amandes, les pistaches ou les noix de pécan ; les rosacées, telles que les pommes, les pêches ou les poires ; le céleri, le fenouil ou encore les légumineuses, la moutarde et le sésame, mais aussi le poisson et les crustacés. C’est notamment chez les personnes allergiques aux pollens que l’on trouve le plus d’allergiques aux fruits et aux légumes, des réactions croisées existant entre ces différents types d’allergènes : on observe ce phénomène, notamment, entre certains fruits rosacés (pomme) et le pollen de bouleau.
Terrain prédisposant
« Comme pour toute allergie, l’allergie alimentaire est génétiquement déterminée, explique le professeur Gisèle Kanny, chef de service de médecine interne, immunologie clinique et allergologie au CHU de Nancy. Quand au moins l’un des deux parents est allergique, il y a une très grande probabilité pour que l’enfant le soit également, presque un risque sur deux, et pas forcément au même allergène. » Ainsi, c’est le terrain allergique qui se transmet plus qu’un type d’allergie proprement dit. De même, souligne le professeur, « les enfants qui souffrent d’eczéma, d’urticaire allergique ou d’asthme sont plus sujets aux allergies alimentaires que les autres ». Et ce n’est pas tout, car l’allergie alimentaire semble également issue d’une interaction avec l’environnement : « On démontre actuellement que plus tard on met les bébés en contact avec des allergènes potentiels, autrement dit plus on introduit tard
la diversification alimentaire, plus on augmente le risque d’allergie, ajoute le professeur Just. Aujourd’hui, on recommande donc aux parents de diversifier l’alimentation de leur enfant dès le quatrième mois de vie, et en tout cas avant ses 6 mois. » La diversification alimentaire trop tardive, pratiquée durant de nombreuses années à tort sur les petits Français, est une des hypothèses avancées par certains spécialistes pour expliquer l’essor des allergies aux aliments.
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L’alimentation moderne en question
Selon les scientifiques, la modification récente de notre mode d’alimentation participerait aussi à l’accroissement des allergies. « La façon dont l’homme se nourrit a considérablement changé, note le professeur Kanny. Autrefois, on ne mangeait que ses fruits, ses légumes de saison, et quand on consommait un aliment,
il était relativement simple. Aujourd’hui, on consomme des fruits exotiques venus de loin et des tomates toute l’année. Dans les plats préparés, il y a des ingrédients très variés. Les industries agroalimentaires ont modifié les produits en introduisant des modes de transformation et de cuisson qui sont beaucoup plus complexes que ce que l’on fait dans une cuisine. » Conséquence : notre organisme a dû s’adapter à de nouvelles protéines alimentaires et à un environnement jusque-là inédit, parfois en sur-réagissant.
Par ailleurs, des études ont démontré que la pollution au diesel pouvait augmenter l’allergie aux aliments. Même chose pour les composés organiques volatiles (COV), éléments composites de nos meubles ou de nos peintures, qui favoriseraient la « bascule » du système immunitaire dans le sens de l’allergie. « Il y a enfin la théorie hygiéniste, conclut Gisèle Kanny, une hypothèse selon laquelle nos populations vivent dans des milieux de plus en plus stériles : on se lave beaucoup, on mange des nourritures aseptisées, on élimine tout le monde bactérien qui participe normalement à l’éducation de notre système immunitaire, et celui-ci en devient plus fragile. »
Attention aux mauvais diagnostics
Lorsque l’on suspecte une allergie alimentaire, il ne faut pas hésiter à consulter. « Le diagnostic doit toujours se faire chez un allergologue, c’est très important, prévient le docteur Pierrick Hordé, allergologue et fondateur du site Santé-médecine.net.
Cela peut prendre beaucoup de temps, le médecin doit faire preuve de prudence, être certain de l’allergie pour ne pas mettre un patient au régime pour rien. » De nombreuses personnes pensent être allergiques à un aliment alors qu’elles sont seulement victimes des mêmes symptômes. Dans ces « fausses allergies », le système immunitaire n’intervient pas : elles ne sont pas liées à la production d’anticorps spécifiques, les IgE, mais provoquées par des aliments riches en histamine (chocolat, fraise, bière, saumon...) ou en tyramine (charcuterie, vins rouge et blanc, gruyère, brie, hareng...), des composants moléculaires qui provoquent une réaction inflammatoire proche des symptômes allergiques classiques.
Pour établir le diagnostic, l’allergologue commence par un interrogatoire afin de définir l’histoire clinique du patient et analyse les repas qui déclenchent des manifestations aiguës. Des tests cutanés sont ensuite réalisés, suivis par des examens biologiques qui détermineront le niveau d’IgE. « Attention, il s’agit d’un diagnostic global, qui ne concerne pas que le taux d’IgE, souligne le professeur Just. On peut très bien avoir les anticorps de l’allergie sans avoir de réelle manifestation allergique. Dans ce domaine, le volet clinique prime. » C’est avec l’ensemble de ces éléments que l’allergologue déterminera s’il y a lieu de mettre en place une éviction totale. Et si des doutes persistent, le patient subira un test de provocation orale en milieu hospitalier pour confirmer ou infirmer le diagnostic.
De l’éviction à la réintroduction
Pendant longtemps, la prise en charge des allergies a consisté à supprimer totalement l’allergène de l’alimentation. Ce n’est plus le cas, notamment parce que l’éviction peut être difficile à réaliser et rendre les ingestions accidentelles très graves. Depuis un peu plus de deux ans, en particulier chez les enfants, « les allergologues essaient de réintroduire l’aliment proscrit le plus rapidement possible, surtout s’il s’agit d’un produit indispensable à l’équilibre alimentaire ou très fréquent comme le lait, l’œuf ou le blé », précise le docteur Hordé. Plus on attend, plus l’allergie s’installe et plus la réintroduction est difficile. Alors, tous les ans, l’allergologue vérifie le niveau des IgE : si les taux baissent et que l’allergie se modère, il tente une réintroduction en milieu hospitalier ou à domicile, au cours de laquelle on détermine la quantité minimale tolérée que le patient pourra accepter. A terme, c’est la guérison complète que l’on vise. Et ça marche : « 80 % des allergies alimentaires de l’enfant guérissent avec l’âge, parfois spontanément – cela peut être le cas avec le lait ou l’œuf », ajoute le docteur Hordé.
Malheureusement, d’autres allergies, comme celle à l’arachide, au poisson ou aux fruits à coque, sont en général définitivement fixées. Il s’agira alors de tenter une sorte de désensibilisation : le patient subira également une réintroduction progressive, mais durant toute sa vie il devra consommer l’aliment allergène, régulièrement et en petites quantités, afin de conserver la tolérance qu’il aura acquise. « Il n’y aura donc pas de guérison réelle : le but est plutôt de prémunir le patient contre le choc anaphylactique s’il tombe par hasard sur son allergène, précise le professeur Just. Il s’agit de méthodes nouvelles, réservées à des équipes hospitalières expérimentées. » Dans tous les cas, le diagnostic et les traitements se déterminent en fonction du profil particulier du patient.
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Des contraintes quotidiennes
Au-delà de l’aspect médical, les allergies aux aliments induisent de lourdes contraintes dans la gestion du quotidien, surtout en cas d’allergie sévère avec risque de choc anaphylactique (certaines allergies à l’arachide, à l’œuf ou aux protéines de lait de vache, par exemple). Ces patients doivent toujours avoir avec eux une trousse de secours contenant un antihistaminique, de la cortisone, de la Ventoline et un stylo Anapen d’injection d’adrénaline accessible en quelques minutes. Par ailleurs, aller au restaurant, dîner chez des amis ou faire les courses peut vite devenir un véritable casse-tête. « On m’a découvert une allergie à l’œuf lorsque j’étais enfant, témoigne Noémie, 34 ans. Depuis, je n’en mange pas et c’est très contraignant, parce que de l’œuf, on en trouve partout. » Les produits de l’industrie agroalimentaire, très transformés et complexes, peuvent contenir un ingrédient lourd de conséquences pour une personne allergique, même s’il n’est présent qu’à l’état de traces (lire aussi l’encadré « Plats préparés et allergènes cachés »). « Il y a un risque d’accident et donc une grosse angoisse chez certains patients, observe le professeur Kanny. Des études ont montré qu’un enfant à haut risque allergique est un enfant dont le degré d’anxiété est comparable à celui des personnes souffrant de maladie chronique invalidante comme l’arthrite. » D’après une étude du réseau sur les allergies alimentaires et l’anaphylaxie (Food Allergy and Anaphylaxis Network, FAAN), près de 70 % des parents d’enfants présentant une allergie alimentaire déclarent que celle-ci a eu un impact sur leur qualité de vie. « Lorsque j’ai voulu inscrire mon fils à l’école maternelle, raconte Rosalie, maman d’un petit Noah alors allergique à de nombreux aliments comme les œufs, l’arachide, le poisson ou les légumes verts, on m’a expliqué qu’il fallait que je lui prépare moi-même un panier-repas et qu’il ne pourrait pas aller à la cantine comme les autres » (lire aussi l’encadré « Cantine scolaire : pour un accueil individualisé »). Un isolement relativement fréquent et qui peut être vécu comme une injustice par toute la famille. « Ces situations, qui découlent souvent de l’ignorance et de la peur, peuvent conduire les enfants à se mettre en situation d’éloignement et de solitude, et cela touche l’ensemble de la famille », note Gisèle Kanny. Heureusement pour Rosalie et son fils, celui-ci a pu intégrer une autre école, dans laquelle le cuisinier de la cantine s’est adapté à ses allergies. « Notre arme, c’est la persuasion, précise Véronique Olivier, porte-parole de l’Association française pour la prévention des allergies (Afpral). Il faut sans cesse expliquer, dédramatiser, relativiser l’allergie. Une fois qu’on la connaît bien et qu’on sait la gérer, on s’adapte et cela devient plus facile à supporter. La façon dont on vit son allergie, c’est aussi une question d’état d’esprit. »